
En 1978, Andrew Scott Berg fait publier sa biographie sur Maxwell Perkins, reconnu comme le plus grand éditeur américain, sujet de sa thèse à l’université de Princeton. Il fallut attendre toutefois 2016 pour que nous entendions parler de lui en France. Grâce à un film tiré de sa vie et axé sur sa relation professionnelle et amicale avec Thomas Wolfe, la traduction de l’œuvre d’Andrew Scott Berg (National Book Award en 1980) est faite en français et le livre paraît la même année aux éditions Michel Lafon.
Je vous passerai sous silence comment j’ai trouvé ce livre tout neuf il y a quelques mois et qui a attiré tout de suite mon attention. En couverture, il y a une photo extraite du film éponyme, Maxwell Perkins, éditeur de génie (“Genius”): on y voit Perkins (Colin Firth) et Wolfe (Jude Law) marchant dans Brooklyn.
Quelle merveilleuse biographie! Nous voila plongée dans une génération torturée de la littérature américaine: l’entre-deux-guerres, marquée par les années folles, puis par la récession du au krach boursier de 1929, la montée des régimes totalitaires et enfin la seconde guerre mondiale. On y côtoie les grands noms de la littérature américaine de la première moitié du XXe siècle, et surtout trois d’entre eux: Francis Scott Fitzgerald, Ernest Hemingway et Thomas Wolfe.
Personnellement, j’ai été fascinée de voir à quel point les hommes, comme les femmes de cette époque étaient dans ce milieu, des âmes fragiles et torturées: la dépression et l’alcoolisme ont eu raison de leur foi en leur siècle et de leur confiance en soi. Il est triste de voir comment cet homme, Maxwell Perkins, a été non seulement un éditeur remarquable de par son investissement et son empathie, mais aussi un homme sensible, qui a vu mourir de nombreuses personnes qui ont compté pour lui (à l’exception de sa famille). C’est avec une certaine admiration, puis une certaine compassion que l’on suit les traces de Maxwell Perkins, qui n’a jamais eu aucune velléité écrivaine, mais a tenu une très longue correspondance avec une femme, qui n’était pas son épouse, et qui constitue aujourd’hui avec les manuscrits corrigés de ses auteurs, le seul héritage pérenne que nous ayons de lui.
Cela m’a fait réfléchir non seulement sur cette vocation d’éditeur, qui n’a plus de réalité dans l’édition actuelle, mais aussi sur l’importance de l’écrit. Combien d’écrivains aujourd’hui écrivent encore leurs oeuvres de manière manuscrite? Que reste-t-il des méandres et des affres de la création sur un tapuscrit, où tout s’efface, tout risque de disparaître, par une seule touche de clavier? Et combien encore entretiennent une relation épistolaire avec leur éditeur comme l’ont fait Fitzgerald, Hemingway et Wolfe?
Poussons même plus loin: quel est désormais le rapport au temps entre l’auteur et l’éditeur? En lisant dans le livre d’A. Scott Berg, les extraits de lettres et de télégrammes (ancêtres de nos SMS) que s’échangeaient Perkins avec ses auteurs, on prend conscience de la notion du temps long, qui prévalait alors, dans le processus de création. J’ai été admirative de voir combien cet homme a été d’une patience et d’une foi inébranlable en ses auteurs, et que cette abnégation dans son travail l’a amené au bout du compte à fuir la vie, à se retrancher dans la solitude et à noyer le chagrin de ses pertes.
Je ne sais pas si le film rend justice au portrait de ce personnage clé de la littérature de la première moitié du XXe siècle, mais en tout cas, cela m’a donnée une furieuse envie de relire les livres que j’ai dans ma bibliothèque: Gatsby Le Magnifique, Le soleil se lève aussi, Pour qui sonne le glas, et aussi de découvrir Thomas Wolfe (malheureusement, ces livres sont indisponibles en France à ce jour).
Voici pour finir, un extrait du livre au sujet de manuscrits soit-disant impubliables qu’il recevait et qui résume assez bien l’état d’esprit de ce grand nom de l’édition:
“Toute ma vie, toujours, je me suis mis dans le pétrin et j’ai dû m’en sortir pour ne pas mourir, tout cela à cause de mon insouciance et de ma bêtise. J’accepte ces livres pour ce que je crois déceler chez l’auteur. Je reçois ensuite le manuscrit ou une première partie du texte. Il m’est impossible de la confier à qui que ce soit. On me rétorquerait que c’est nul, et que ça ne vaut pas la peine de perdre de temps dessus. Il faut donc que je fasse moi-même le travail, mais cette situation semble se répéter à l’infini. J’ai parfois honte de montrer mon désespoir.”
(extrait d’une lettre écrite à Elizabeth Lemmon, tiré du livre Maxwell Perkins, un éditeur de génie, d’A. Scott Berg, éditions Michel Lafon, 2016)